Thierry Bresillon, journaliste indépendant, correspondant de Rue89 en Tunisie: (extraits de l'interview ElKasbah):
La fin du régime de Ben Ali est une sortie du mensonge. On découvre une
société beaucoup plus conservatrice que l’image de propagande que le
RCD utilisait pour s’auto-légitimer et qui offrait un certain confort à
une partie des Tunisiens pour éviter de s’avouer ce qu’ils savaient au
fond...
La chute de Ben Ali a donc soulevé le couvercle sur une société qui
doit se découvrir telle qu’elle est : pauvre, conservatrice, enclavée
(en dehors des catégories connectées avec l’Europe) par des décennies de
médiocrité culturelle, travaillée par des courants religieux
dogmatiques, irriguée par des réseaux mafieux, divisée, délitée par une
défiance mutuelle. Tout à l’opposé de la carte postale d’une société
ouverte, unie, moderne.
La vraie révolution serait d’accepter
de prendre en charge cette réalité au lieu de penser dissoudre ces
aspects négatifs dans la ré-islamisation de la société ou de refermer le
couvercle en espérant renouer avec « l’âge d’or » bourguibien et
retrouver « la vraie » Tunisie. Ce sont les deux voies proposées
actuellement aux Tunisiens. Les deux me semblent illusoires.
Accepter d’assumer le principe de réalité est une étape indispensable
vers la maturité. Je précise qu’un excès d’auto-flagellation serait tout
aussi improductif, parce qu’il autorise à se déresponsabiliser.
Certains de mes amis évitent aujourd’hui l’expression de « printemps
arabe » tant le présent leur semble sordide. Pour ma part, je persiste à
penser qu’il s’agit bien d’un printemps, mais avant de fleurir, le
printemps, c’est d’abord le dégel, c’est la boue, c’est la résurgence
des déchets accumulés pendant des décennies de glaciation. Ce processus
douloureux me semble infiniment préférable à la pérennisation du
mensonge et peut seul libérer les énergies positives...
Je
crois donc qu’il faut penser la politique en Tunisie dans le temps long
et pas traquer de manière obsessionnelle le moindre faux pas de tel ou
tel. C’est stérile et destructeur. En ce sens Facebook fait un mal
considérable au débat politique en servant de caisse de résonance aux
angoisses, aux rumeurs, aux manipulations… le temps de la délibération
démocratique est plus lent, plus construit. Une des solutions pour
assainir la vie politique serait, pour tous les Tunisiens, d’avoir un
usage moins compulsif de Facebook.
La question n’est pas de
trouver un homme providentiel (ce qui relève encore d’une mentalité
archaïque), ni de savoir si un parti est plus porteur d’espoir qu’un
autre. La solution ne viendra pas d’un parti, mais d’une classe
politique dans son ensemble, de tous horizons politiques.
De gens
qui ont du sang froid, une vision à long terme, une connaissance intime
de la société, un sens de l’Etat. J’ai rencontré des gens de ce type
dans les tous les partis. Ce sont eux qui pourront élever le niveau de
la vie politique, élargir le champ de vision qui détermine qui les
décisions politiques au-delà des avantages à court terme. Pour la santé
démocratique de la Tunisie il est souhaitable qu’il y ait des gens de
cette trempe dans tout l’éventail politique.
Entre la peur du
présent et la peur de l’avenir, indiscutablement, je préfère la peur de
l’avenir, parce qu’elle me laisse la possibilité d’agir.
L’ordre
d’avant le 14 janvier était une illusion, rassurante certes, mais une
forme de mensonge, parce que sous le couvercle, tous les ingrédients de
la crise qui a conduit à la chute du régime et à la crise actuelle se
mettaient en place. Comme je suis d’un tempérament à voir plus loin que
le bout de mon nez, ces failles ne m’auraient pas échappé, mais la peur
du présent était paralysante, ou du moins obligeait à choisir entre
trois choix impossibles : se soumettre et monnayer son soutien, jouer
sur les marges ambiguës d’une apparence de conformisme et d’une critique
à demi-mots, ou de la résistance clandestine en prenant des risques
considérables.
Aujourd’hui, la société revient à son principe
de réalité, ce qui, chacun le sait, est une étape vers la maturité. Quoi
qu’en disent les alarmistes, la situation actuelle est loin d’être une
dictature et offre d’infinies possibilités pour agir sur le cours de
l’Histoire.
L'interview complète:
https://www.facebook.com/notes/el-kasbah/10-questions-à-thierry-brésillon/474977175875188